Librairies La Central : « une attitude de négriers camouflée derrière le meilleur de la littérature mondiale »

ou Petite victoire des (ex-)travailleurs de la chaîne de librairies La Central en Espagne

Pour celles et ceux qui aiment fureter dans les librairies, difficile de passer à côté de « La Central » à Barcelone. Une première librairie ouvre en 1996, puis plusieurs autres dans la foulée, dont une à Madrid, faisant en quelques années de La Central une des grosses chaînes de librairies du pays. Elle compte aujourd’hui plus de cent vingt salarié·e·s et possède un fonds énorme, avec un accent particulier mis sur les sciences humaines et les ouvrages en langues étrangères, et une image progressiste savamment entretenue.

Peu après les premiers textes parus sur Enoga, nous avions échangé avec une de ses anciennes libraires. Interpellée par nos récits revenant sur nos départs d’Agone, elle nous témoignait son soutien tant le parallélisme y était frappant avec sa propre expérience. Elle nous décrivait alors un quotidien à La Central fait de harcèlement moral de la part de la direction, d’une grande souffrance psychologique, de conditions de travail difficiles, d’un turnover important avec des collègues qui partent broyés un par un, un discours officiel gauchisant et une pratique de patron voyou, etc. Bref, l’enthousiasme initial vite douché puis les doutes, la souffrance, et la difficulté à quitter la structure pour bien des raisons (psychologiques, financières, etc.). Puis, enfin, la libération après le départ…

Fin 2014, dans le magazine espagnol Jot Down, une interview de Marta Ramoneda, une des fondatrices de La Central, raconte une histoire bien différente. La journaliste affirme en préambule : « Ils ont réussi le plus difficile : rester la même librairie, mais en beaucoup plus grand, ne pas perdre l’essence du projet original en chemin, être reconnaissables et reconnus, devenir une référence incontournable. » Puis Marta Ramoneda se raconte et nous raconte la formidable histoire (officielle) de la librairie, sa vision du monde du livre et du travail exigeant de libraire, les bouleversements qui y ont cours… Un récit optimiste, où le monde du livre apparaît merveilleux, et La Central une formidable entreprise humaine qui possède et diffuse de belles valeurs.

Puis, la page web du magazine étant ouverte aux commentaires, apparaissent une succession de témoignages argumentés plus accablants les uns que les autres à l’encontre de notre libraire exigeante et des autres patrons de La Central. Les langues se délient, des dizaines d’ancien-ne-s salarié·e·s, proches de salarié-e-s ou collaborateurs et collaboratrices divers témoignent de leur passage dans ce qui apparaît comme une véritable machine à broyer les êtres humains, et dénoncent tou·te·s à leur façon une ambiance et des conditions de travail terribles, bien loin de l’image progressiste que se donne La Central : un patron despotique et arrogant qui cultive une image d’intellectuel de gauche 1, une politique antisyndicale et de violation des droits des salarié-e-s, des salaires ridicules pour des heures de travail considérables et des contrats précaires, un mépris et un dénigrement permanent et irrationnel de la part de la direction, des salarié-e-s que l’on a dans le pif et à qui l’on rend la vie impossible jusqu’à ce qu’ils-elles n’en puissent plus et décident de partir, bref, une ambiance de travail asphyxiante, intenable, souvent faite de peur quotidienne. Un des intervenants dans la discussion qualifie ces pratiques patronales d’« attitude de négriers camouflée derrière le meilleur de la littérature mondiale ».

Une accumulation qui ne laisse point de place au doute, qui fait un peu de bruit dans le petit monde du livre espagnol, soulage de nombreuses personnes qui souffraient seules dans leur coin, et lance aussi des débats intéressants 2. Et un exercice de communication patronale qui tombe a l’eau et représente une petite victoire pour les (ex-)précaires de La Central, qui, espérons-le, sera suivie de quelques effets !

Enoga


1. Faisant l’éloge du succès de librairie (un brin surfait) Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty, Antonio Ramírez affirme par exemple : « Nous n’avions jamais eu besoin de bons livres avec autant d’urgence qu’aujourd’hui. »

2. Où acheter ses livres ? Comment cela se passe-t-il ailleurs (à la FNAC par exemple, le réseau de librairies indépendantes espagnol étant maigre) ? Quel besoin de cohérence entre les idées proclamées haut et fort et la pratique quotidienne ?

Cet article a été publié dans En anglais et en espagnol, Un pas de côté. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

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