Depuis quelque temps, le milieu ou plus exactement un certain petit milieu de l’édition bruisse de rumeurs : à Agone tout irait pour le mieux, de l’eau a coulé sous les ponts depuis les conflits et départs de 2012-2013, et pour certain·e·s un nouvel Agone serait même né…
Qu’est-ce que cela peut signifier concrètement ? Plusieurs hypothèses nous viennent en tête, que nous allons explorer.
Agone se serait enfin mis à fonctionner selon les principes vertueux qui sont énoncés à longueur de livres. À la lecture du court nouveau texte de présentation de la maison d’édition 1, il est difficile de se faire une idée tant les termes de « fonctionnement collectif » et d’« égalité des salaires » peuvent recouvrir des réalités différentes.
Rien dans la production récente de livres ne laisse entrevoir de changement notable. On peut juste remarquer une augmentation des rééditions (changement de collection ou passage au format poche), ce qui permet une remise en avant dans les librairies même si cela implique de pilonner plusieurs centaines voire milliers de livres de l’ancienne édition.
La com’ sinon rien
Les seuls changements visibles sont dans la com’ (blog, site, cartes à jeter…) ! Le blog a arrêté de fonctionner il y a plus d’un an et une partie de son contenu a été transférée sur un autre site : terrainsdeluttes.org. Un site qui invite les salarié·e·s exploité·e·s à s’exprimer, à laisser des témoignages ; à condition qu’ils/elles soient syndiqué·e·s et/ou bossent dans la grande distribution, en intérim, etc. Ce site est animé par « des syndicalistes, des militant·e·s associatives/ifs ou et des chercheuses/eurs en sciences sociales » dont plusieurs directeurs de collection des éditions Agone. On peut parier que nous ne prendrons jamais connaissance, par exemple, de lutte de permanent·e·s syndicaux (sauf si ils/elles sont à la CGC-CGE), ou de lutte de salarié·e·s travaillant dans des associations militantes.
Comme d’habitude le mieux quand on est confronté à ce genre de conflits est de fermer les yeux et/ou de tout faire pour que rien ne sorte car laver son linge sale en famille 2 est la maxime préférée des personnes qui critiquaient la publicisation des conflits ayant eu lieu à Agone ou à l’émission de radio « Là-bas si j’y suis ».
Si le blog n’est plus mis à jour, le site a lui subi un relooking. Pas grand-chose à en dire si ce n’est que le lider maximo est aussi devenu directeur artistique et que ses initiales apparaissent sur chacune des pages.
Par ailleurs Agone contribue maintenant à la capitalisation boursière de Facebook. On peut dorénavant liker les éditions Agone. Chaque parution d’un livre est annoncée en majuscules : « INCROYABLE ! », « EXTRAORDINAIRE ! », etc 3. La solidarité entre patrons et harceleurs est de mise, on note la présence de plusieurs billets exhortant à soutenir Mermet…
Autre changement notable dans la com’ : ce qui est inscrit au verso de la carte insérée dans tous les livres pour inviter le lecteur, la lectrice à transmettre ses coordonnées afin de recevoir les informations concernant les prochaines parutions. Celle-ci est désormais ornée d’un texte que chacun·e pourra interpréter à sa façon… : « Qu’on dise de moi tout ce qu’on voudra (car je n’ignore pas comme la Folie est déchirée tous les jours, même par ceux qui sont les plus fous), c’est pourtant moi, c’est moi seule qui, par mes influences divines, répands la joie sur les dieux et sur les hommes. 4 »
On a reproché aux cinq salarié·e·s partis à l’hiver 2012-2013 d’avoir fait perdre plusieurs années à la maison d’édition et de la mettre en danger à cause des réticences de certain·e·s d’entre nous à s’investir pleinement dans le livre numérique. On aurait pu penser que nos départs allaient libérer les ardeurs de nos chers technophiles. Et pourtant, l’unique changement réalisé aujourd’hui est la suspension de la mise en ligne gratuite de la revue Agone sur OpenEdition !
Pas sûr que les opérations marketing d’Agone puissent expliquer à elles seules ces phénomènes de mémoire volatile. Nous pourrions donc émettre une autre hypothèse à savoir que in fine seul le commerce compte.
Et l’on constate avec quelle ironie, que ceux-là mêmes qui mettent en avant les idées émancipatrices protègent l’entreprise avant les personnes.
Après quelques soubresauts 5 il était donc important que la vente des livres « contestataires » se poursuive et progresse ; le harcèlement du Dice (que certain·e·s pourraient croire appartenir au passé…) ou ce qui se passe au 20 rue des Héros n’ayant (plus) que peu d’importance… Cette position étant d’ailleurs déjà celle défendue par des directeurs de collection qui travaillent loin de Marseille comme Rosat et Laurens, ainsi que par de nombreux militants.
Du changement oui, mais dans les statuts !
Un des épicentres du conflit de 2013 a été la question de savoir qui est adhérent·e de l’association Agone, avec des lectures opposées de ses statuts. Du coup nous nous sommes demandé si ceux-ci avaient depuis été modifiés. Et là enfin nous avons trouvé du changement !
En résumé, tout le pouvoir aux soviets est au bureau ! Un bureau dont les membres sont « immédiatement et indéfiniment rééligibles ». D’ailleurs ce sont les trois mêmes personnes qui le composent depuis 10 ans, 20 ans. L’association mâle atteignant un haut degré de démocratie et d’horizontalité grâce à la permutation des postes (président, secrétaire, trésorier) entre eux. Un bureau qui peut ne se réunir que deux fois par an seulement « sans que la présence physique de ses membres soit obligatoire ».
Dans la réalité que nous avons connue le bureau déléguait officieusement tous ses pouvoirs au lider maximo. Dans la cuvée 2013 un nouvel article a été intégré aux statuts officialisant le poste de directeur éditorial qui « assurera la direction générale de l’association ». Le voici sans doute, le nouveau mode d’« organisation collective du travail » des éditions Agone !
On apprend également dans cet article que ce directeur peut-être bénévole ou rémunéré. Tout ceci étant décidé par le bureau en accord avec l’assemblée générale (AG).
À propos de ces AG, il est maintenant « requis les voix d’une majorité des membres du bureau dans la majorité des voix pour que les décisions de l’AG soit effective dans les domaines suivants : projet associatif, budget annuel, modifications statutaires… » C’est sans doute également ce qui définit le nouveau mode d’« organisation collective du travail » reposant sur une répartition inégalitaire des pouvoirs entre les membres de l’association.
Histoire de poursuivre dans cette découverte du nouvel Agone, nous aimerions bien lire le règlement intérieur (RI) qui vient d’être mis en place 6. Un RI que le lider maximo avait essayé d’imposer en urgence en juin 2012. Cette année-là, deux heures avant l’AG annuelle des éditions Agone, nous avions reçu par mail un projet de RI qui précisait notamment les modalités d’entrée et de sortie de l’association Agone (les mauvaises langues diront que le Dice avait déjà prévu de s’entourer d’une équipe plus docile !). Vu l’absence de temps pour prendre connaissance de ce document complexe rédigé avec une avocate 7, et malgré la pression du futur dirigeant général de l’association qui souhaitait qu’on l’adopte sans même en discuter, le reste des salarié·e·s et la plupart des autres personnes présentes refusèrent d’adopter ce texte.
Ces nouveaux statuts et le RI sont l’œuvre d’un avocat spécialisé en droit associatif, celui-là même qui avait été appelé en urgence du commissariat de Noailles par le lider maximo qui s’y était réfugié un jour de septembre 2013 lors d’un jeu de piste hilarant 8 dans le centre-ville de Marseille alors que nous cherchions à nous rendre à l’AG des éditions Agone ; une réunion à laquelle la majorité des membres de l’association n’avaient pas étés convoqués.
Les deux seuls changements semblant reposer sur un plan marketing et des nouveaux statuts renforçant le pouvoir du lider maximo, Nous avons donc de sérieux doutes quant au « nouvel Agone » et sommes convaincu·e·s que l’autoritarisme et la souffrance au travail y sont toujours de mise.
Des moutons noirs
1. Texte qui a connu de multiples versions au cours des années sans que ces modifications soient discutées collectivement (voir ailleurs sur ce blog). Dernière version publique : agone.org/page/contact. ↩
2. Le parallèle avec la question des violences conjugales est évident. Comme si de ne pas en parler, de ne pas en faire une question politique allait y mettre fin. ↩
3. Pour rire un peu sur ce marketing décomplexé sur Facebook, lire « En attendant “Rosa Luxemburg en slip” ? » ↩
4. Extrait de l’Éloge de la Folie écrit par Érasme. ↩
5. Une journaliste, revenant sur la douzaine de départ, écrit dans le numéro de septembre de Siné mensuel qu’« Agone a surtout été victime de son succès », et devait se transformer et sortir de l’artisanat (sic). ↩
6. Les statuts doivent obligatoirement être déposés – et donc consultables – à la Préfecture du département où est basé le siège de l’association, ce qui n’est pas le cas du règlement intérieur. ↩
7. Les deux avocat·e·s qui travaillaient depuis de nombreuses années pour les éditions Agone ont ostensiblement pris leurs distances avec la structure au moment de nos départs. ↩
8. Les contremaitres d’Agone ont, eux, parlé d’« extrême violence ». Voir récits et comptes rendu sur ce blog et sur marseille.no-vox. ↩