Firme éditoriale en crise ou collectif capitaliste ?

Allez, d’accord, pas capitaliste : alter-capitaliste (histoire de rendre hommage à Fred Cotton, un pilier parfois un peu chancelant, mais un pilier, à qui Agone doit beaucoup ; car Agone doit beaucoup à un tas d’humains un peu chancelants, et non pas seulement au mâle dominant à la rigidité auto-proverbiale), puisque en effet il y avait égalité salariale. (Toutefois, quand le vampire en chef se débrouille toujours pour que ce soient les autres qui partent, plus ou moins exsangues, c’est bien lui qui finira par se retrouver seul le cul sur les fruits du travail collectif. Comment dit-on, déjà, quand on réussit à obtenir des petits poissons qu’ils bossent comme des dingues avant de partir rincés, en laissant à d’autres l’essentiel du capital primitivement accumulé ? Le terme m’échappe, mais en tout cas ça n’est pas « collectif militant ».)

Depuis bien longtemps le capital économique était la seule chose à peu près équitablement partagée. Oh ! il y avait bien des décisions collectives, mais quand ça lui importait vraiment l’entrepreneur « bien connu d’une partie du monde militant » se débrouillait, toujours et par tous les moyens (en douce, en force, par le fait accompli, au culot, à l’intimidation, à l’œil qui mouille et la lèvre qui tremble…), pour arriver à ses fins.

Les brillants sociologues ont rencontré l’équipe lors de deux ou trois réunions, et ils y ont vu sans doute quelque chose comme une start-up à l’américaine : c’est mal rasé, déconnant, ça n’hésite pas à brocarder le patron et à l’appeler « patron ». Cette consistante enquête de terrain leur suffit aujourd’hui pour cosigner une défense du côté du manche toute pleine de vent. On se demande si leur prochain livre sur Peugeot sera écrit par Calvet plutôt que par Corouge.

Puis, quand vint le temps du départ collectif – une première fâcheuse : jusque-là les cadavres tombaient à l’unité, sans faire trop de vagues –, les bons vieux contremaîtres à l’ancienne se déclarèrent blessés par tant d’aigreur chez ceux qui furent de si gentils ouvriers, tandis que le président entonnait l’air du libre poulailler. Alors on résolut de ne voir dans le départ de 83 % des salariés (laissons de côté les collaborateurs fantômes dont la disparition, n’ayant coûté aucune indemnité, ne requiert pas l’aval présidentiel) que « différends » et « projets professionnels » autres. Rien de bien grave, rien de bien violent.

Sans doute les brillants sociologues qui lisent la réalité dans les lignes de la main du boss n’ont-ils jamais vu une femme battue embrasser tendrement son macho. Peut-être les brillants sociologues dir’ col’ n’ont-ils aucune idée du mélange d’hébétude, d’enthousiasme douché, de honte et d’humiliation ravalée qui peut retarder l’explosion. Peut-être les brillants sociologues fonctionnaires ne savent-ils pas combien il est difficile de quitter un endroit où l’on s’est tant investi, qu’on a construit de ses mains (et je pèse mes mots, putain de nom de Dieu !), combien ça compte dans la balance, tout comme compte le fait qu’on n’a pas envie de canarder ce qui fut une belle aventure, d’offrir aux tenants de l’ordre social le spectacle d’une bérézina autogérée.

Jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il n’y a là plus rien à défendre, que si on n’a pas su empêcher la grande gueule rassembleuse des débuts – qu’on défendit contre vents et marées, dont on supporta des défauts à la mesure de ses qualités, et dont personne ne rechigna jamais à reconnaître ce qu’il lui devait (mais il aurait fallu lui devoir tout, et lui rien aux autres) – de devenir un tyran, eh bien il faut l’admettre et se barrer, et puis en retenir la leçon et l’enseigner aux prochains tendres inadaptés prêts à se faire lessiver par les prochains patrons d’extrême gauche. Si les derniers partis (qui étaient aussi les derniers arrivés) ont mis plus longtemps à le voir, ou à l’accepter comme irrémédiable, le gonflement du chef du chef avait pourtant commencé depuis quelques culs de lune ; il a fini par vraiment prendre toute la place. Mais les brillants sociologues bourdieusiens n’ont apparemment guère idée des mécanismes de la domination. (À moins qu’il n’en aient une trop bonne idée.)

Quant au laborieux travail de collecte de matière première, n’exagérons pas la lourdeur de la glèbe du 5e arrondissement parisien : Agone est désormais assez installé pour que la nécessaire (?) part de capital symbolique académico-dominant tombe, non pas toute seule, mais enfin sans trop de mal. Ainsi on aurait pu consacrer le maximum de temps et d’efforts à ce qui aurait dû rester notre raison d’être : aller voir en bas si on y était.

Or le père fondateur passait de plus en plus de temps par en haut – un sacrifice, à l’en croire, que cette douloureuse mais indispensable « connexion » –, sans pourtant que ses missions d’altitude n’eussent été programmées collectivement, ni même que leur contenu fût bien clair pour les soutiers de Marseille, bien placés pour savoir que le dirlo n’assurait nullement seul « l’essentiel des relations entre la maison d’édition et ses interlocuteurs extérieurs ».

Le moyen était devenu la fin, et l’émouvante reconnaissance des joyeux débuts, ces lecteurs fauchés qui après l’incendie du stock envoyèrent cinq ou dix euros, laissa place à la frétillante vanité de voir Revues.org choisir un livre de Bouveresse pour une démonstration de numériquologie. Le temps était venu de passer à autre chose, d’aller se précariser ailleurs que sur ce Pequod.

Michel, canal encre rouge

Tirana

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Un commentaire pour Firme éditoriale en crise ou collectif capitaliste ?

  1. NG dit :

    Texte bien troussé !

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